Croqueusedelivres Avril 2016

« 3 femmes Puissantes » : le souffle court

Pour le rendez-vous d’avril, nous nous sommes retrouvées au Court Bouillon, à Hazebrouck. Un restaurant sous forme de table d’hôtes chez une hôtesse très chaleureuse et aux plats flamands revigorants.  Nous nous sommes régalées !

Croc Avril 2016

Et avons pu discuter de notre livre du mois : « 3 femmes puissantes » de Marie Ndiaye. Un livre qui ne laisse pas indifférent tant par l’intensité de l’écriture que par les actrices de ces histoires. 3 histoires en effet composent ce texte. 3 destins de femme africaine. 3 femmes qui sont liées les unes aux autres plus ou moins directement, ce que nous appréhenderons au fil des récits. Car il s’agit bien de 3 vies différentes, 3 femmes qui ont choisi des chemins vers l’Europe mais avec plus ou moins de succès. L’une Norah est déjà installée à Paris avec son compagnon et leurs petites filles. Elle revient en Afrique voir son père et se retrouve confrontée à la déchéance d’un homme autrefois puissant et intraitable. Elle le voit dans toute sa bassesse, dans son horreur, puisque ce qu’il a fait a plongé sa famille dans la honte et le crime.

« Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. »

Ce père est un personnage insupportable, imbu de lui-même qui souhaite tout diriger et qui a une vision de la femme très rétrograde. Il est maintenant devenu un pauvre type qui va même tenter de profiter de sa propre fille après avoir ruiné la vie de son fils.

« Et elle remarqua, ébranlée, que les pieds de son père étaient chaussés de tongs en plastique, lui qui avait toujours mis un point d’honneur, lui semblait-il, à ne jamais se montrer qu’avec des souliers cirés, beiges ou blanc cassé.
Était-ce parce que cet homme débraillé avait perdu toute légitimité pour porter sur elle un regard critique ou déçu ou sévère, ou parce que, forte de ses trente-huit ans, elle ne s’inquiétait plus avant toute chose du jugement provoqué par son apparence. »

Heureusement pour elle, Norah a un compagnon qui va la soutenir, on sent que sa vie en France lui apporte équilibre et détachement vis-à-vis de son enfance et de son père.

Marie Ndiaye a le don de suspendre le temps dans ses pages, de laisser toute une émotion prendre tranquillement son envol, les minutes ou les secondes occuper tout l’espace, les regards durer une éternité, les hésitations ne jamais se muer en action…

La seconde histoire est particulièrement révélatrice de cette apesanteur des instants. Cette histoire est contée par le mari de Fanta. Curieusement, Fanta n’interviendra jamais dans l’histoire. On la devine à travers le regard de son mari, à travers ses hésitations, à travers ses lamentations et ses regrets. Que n’a-t-il fait de revenir en France et de promettre à son épouse une vie meilleure ! Elle qui était professeure, elle qui était respectée. Elle est maintenant tout juste bonne à élever leur fils.

Là aussi le tragique et la transmission des histoires familiales prennent le dessus. Le père toujours le père. Rudy ne s’en sort pas. La culpabilité, la honte, le doute l’assaillent et l’empêchent de vivre tout simplement, de conserver son boulot, de croire en lui-même.

Dans cette seconde histoire, un peu longue, on attend Fanta, l’héroïne par procuration. On espère que sa voix portera, que son regard corrigera celui de son mari. On aimerait avoir son point de vue. L’écriture est dure, le temps est suspendu, l’oiseau vient rappeler que le destin ne vous échappe pas. Qu’il vous suit.

« Il parlait fort et gaiement à présent bien qu’il se sentît rien moins que fort et gai, rien moins que frais et dispos au sortir de ce rêve mélancolique et blessant et cafardeux (mais curieusement non dénué d’une infime espérance) à quoi ressemblait maintenant toute conversation avec Fanta.
Les ombres sonores, caquetantes de leurs discussions enjouées d’autrefois erraient autour d’eux.
Il pouvait entendre leurs obscurs piaillements et il en ressentait une nostalgie toute pareille, se disait-il le crâne brûlant, les cheveux collés à son front dans la touffeur de la cabine, à celle qu’il aurait éprouvée en entendant par hasard l’enregistrement des voix d’amis morts, de vieux, tendres et très chers amis. »

La troisième histoire vous scotche. Une âpreté, une dureté, une réalité dont on vous parle dans les journaux. Eh bien, elle est là cette histoire, cette réalité. Elle est là cette jeune femme qui essaie de venir en Europe, qui est rejetée par sa famille par alliance parce que son mari est mort. On a entendu parler de cela mais lire une histoire sur une héroïne telle que Khady, c’est bouleversant. Khady est rejetée et doit partir rejoindre l’Europe malgré elle, malgré son envie de rester. Les rencontres qu’elle fera, les boulots qui la feront survivre, toute l’horreur de cette situation, tout cela nous rend le souffle court. L’action est menée tambour battant et on espère… on espère que Khady va s’en sortir, va trouver une issue de secours, une personne gentille qui va l’arracher à l’horreur… Tristement la réalité telle que des milliers de gens la vivent actuellement n’est pas un conte de fée. Et Khady le paiera de sa vie.

« Khady savait qu’elle n’existait pas pour eux.
Parce que leur fils unique l’avait épousée en dépit de leurs objections, parce qu’elle n’avait pas enfanté et qu’elle ne jouissait d’aucune protection, ils l’avaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durs, étrécis, leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khadry et celles, innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi habiter le monde. Khadry savait qu’ils avaient tort mais qu’elle n’avait aucun moyen de le leur montrer, autre que d’être là dans l’évidence de sa ressemblance avec eux, et sachant que cela n’était pas suffisant elle avait cessé de se soucier de leur prouver son humanité. »

« Tout ce qui m’était à venir m’est advenu »

« 3 Femmes Puissantes » un livre puissant par une auteur de grand talent.

Pour retrouver le restaurant cité :

RV sur https://www.facebook.com/aucourtbouillonhazebrouck/

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